De l’ostéopathie à l’aïkido, la double pratique sur les fulcrums

Conférence présentée au Dojo École de l’Est parisien en octobre 2007 par Anne Ducouret, ostéopathe et enseignante d’aïkido BE1, 5e dan

 

Ces deux pratiques l’ostéopathie et l’aïkido s’adressent au corps humain, mais elles s’exercent dans deux champs d’activités différents : la santé et l’étude d’une voie. Dans cette conférence, il s’agit d’éclairer pourquoi cet écart n’est qu’apparent.

Nous verrons que dans leurs techniques spécifiques réside la proximité ostéopathie/aïkido. En effet, pour pratiquer l’une et l’autre, il est indispensable de s’appuyer, consciemment ou inconsciemment, sur deux concepts essentiels : celui de l’énergie vitale, d’une part, que l’on nomme aussi « principe de vie » ou « souffle de vie », et celui de fulcrum, d’autre part, le fulcrum se mettant au service de l’énergie vitale. Il est important de souligner que, dans notre corps, aucun élément organique identifiable ne correspond au fulcrum. Il s’agit d’une construction et d’une représentation. Cette notion de fulcrum s’inscrit dans l’histoire de l’ostéopathie, qui, pour résumer, est une médecine douce fondée au XIXe siècle aux États-Unis par Andrew T. Still (1828-1919). Elle vise à restaurer la santé du corps par une thérapie manuelle prenant en compte la structure corporelle, c’est-à-dire tout ce qui soutient le corps et en fait la forme.

L’ostéopathie traite la souffrance qui peut avoir trois origines : elle peut provenir soit de traumatismes, soit d’un stress trop important ou encore de toxémie. Fatigue et douleurs, qui résultent de déséquilibres et de tensions corporelles, affaiblissent le patient et révèlent un déséquilibre que le corps peut le plus souvent rétablir lui-même. Mais lorsque le corps ne parvient pas à restaurer son équilibre, il convient de s’adresser à un ostéopathe. Pour soulager le patient, l’ostéopathe peut recourir, selon sa formation, à l’ostéopathie structurelle ou à l’ostéopathie crânienne. Ces deux approches différentes sont complémentaires. L’ostéopathie structurelle est une approche biomécanique, qui ne place pas l’énergie vitale au centre du traitement. L’ostéopathie crânienne découverte en 1948 par William Garner Sutherland (1873-1954) propose une approche plus globale du corps humain. En hommage à son travail, la zone du crâne localisée à la jonction de la faux du cerveau et de la tente du cervelet où l’énergie vitale se manifeste de façon systématique sera dénommée le fulcrum de Sutherland par les ostéopathes.

Cet américain, ayant observé que les os crâniens de l’homme étaient articulés et biseautés comme les ouïes des poissons, en a conclu que c’était pour permettre un mécanisme respiratoire. Après avoir mis en évidence l’existence d’une mobilité dans le crâne, comme dans l’ensemble de l’organisme, il énonce le principe suivant : la mobilité crânienne repose sur des fulcrums osseux, membraneux, et la zone du fulcrum de Sutherland fonctionne comme un « point d’appui suspendu automatique et mouvant » . Ce terme latin « fulcrum » signifie « point d’appui » ou encore « support ou tuteur pour un levier ». Selon lui, « un fulcrum  est un mécanisme immobile, le levier bouge sur lui et en tire sa puissance. En cours d’utilisation la position du fulcrum sur le levier peut se trouver modifiée mais il demeure un mécanisme d’équilibre immobile à partir duquel le levier opère et obtient sa puissance. » Pour résumer, l’ostéopathie crânienne se présente comme une science du mouvement inhérent à la physiologie, mais aussi comme un art de l’écoute tissulaire. Elle considère que l’origine des dysfonctionnements n’est pas structurelle mais d’ordre énergétique. L’ostéopathe, dans ce cas, a une approche non plus biomécanique mais biodynamique. Il utilise les fulcrums comme outil de diagnostic et de traitement pour relancer l’énergie vitale perturbée du patient et restaurer les fonctions lésées.

Bien sûr, seules des mains entraînées peuvent percevoir l’énergie vitale, qui se manifeste comme un flux au sein de l’organisme vivant. Par cette palpation proprioceptive, c’est-à-dire profonde, l’ostéopathe spécialisé dans la pratique crânienne perçoit cette action au niveau tissulaire comme un mouvement spiralé. Dans la forme spiralée, les éléments s’opposent pour emmagasiner de l’énergie et la restituer en utilisant un minimum d’espace pour un allongement maximal. Cette forme en spirale est très présente dans le corps humain : on la trouve notamment dans l’ADN, les protéines et la configuration osseuse. La pratique palpatoire permet à l’ostéopathe de reconnaître les formes, d’apprécier les tensions, les pressions et, bien sûr, les déséquilibres des milieux interne et externe. La difficulté de la perception ostéopathique vient de ce qu’on ne peut suivre en tant que tels les flux d’énergie, mais que l’on participe au champ énergétique de l’ensemble du corps. Le placement de l’ostéopathe par rapport au patient joue alors un rôle primordial dans cette écoute corporelle.

L’aïkido se réfère aussi à l’énergie vitale. Cette notion, fort ancienne, est inscrite dans les traditions orientales. C’est le « prana » chez les hindous, le « ch’i » chez les chinois et le « ki » chez les japonais. En français, on pourrait le traduire par « esprit ». La syllabe « ki », au centre d’« aïkido », révèle combien le rôle de l’énergie vitale est essentiel dans cet art martial japonais, que l’on peut définir comme le chemin de l’union des énergies. Ainsi, comme l’ostéopathie, l’aïkido utilise l’énergie vitale. Dans cette pratique, il convient non pas de la restaurer mais de la faire émerger. Ainsi, ces deux pratiques, aux techniques pourtant très différentes, s’appuient de la même façon sur la notion de fulcrum. Toutes les deux font intervenir un point d’appui, un pivot, pour réaliser des mouvements de qualité susceptibles de générer de l’énergie vitale. Dans le cadre de l’ostéopathie, on parle de micromouvements ; en aïkido on parle de « déplacements », car il s’agit de passer d’un placement à un autre placement, plus avantageux par rapport à l’adversaire. Sur un tatami, le déplacement est immédiatement perceptible par le partenaire et repérable par le spectateur.

Dans l’aïkido, le fulcrum de Sutherland a son équivalent bien que situé ailleurs appelé Seïka Tanden. C’est le centre énergétique physique de l’ensemble du corps, où le Ki atmosphérique se transforme en souffle vital, selon la tradition japonaise. Le Seïka Tanden se situe à l’intersection de la verticale passant par le sommet du crâne et d’un plan horizontal située environ trois doigts en dessous du nombril. Dans l’aïkido pour faire émerger l’énergie vitale on utilise une respiration profonde, dite abdominale, qui concerne toute la ceinture pelvienne. L’aïkido est un art martial privilégié pour expliquer et percevoir la notion de fulcrum. Cette connaissance bien sûr n’est pas indispensable à sa pratique. Mais pour un enseignant, elle est un atout, car elle permet d’analyser les figures, de synthétiser les pratiques de l’aïkido et de mieux transmettre ses connaissances et son expérience à ses élèves.

En ostéopathie, il existe quatre types de fulcrums (osseux, membraneux, liquidiens, énergétiques) qui correspondent en aïkido aux quatre niveaux de pratique (Ko Taï, Ju Taï, Eki Taï, Ki Taï). Et, par exemple, pour ce quatrième niveau de pratique, le corps et l’esprit entrent en cohérence, l’énergie de chaque partenaire s’ouvrant au champ de l’énergie de l’autre. C’est alors qu’une transformation est possible pour qu’advienne la puissance. Cette étape correspond, en ostéopathie, à la restauration de la fonction lésée, disons à l’auto-guérison. Maintenant, concernant l’aïkido, l’approche par les fulcrums permet de distinguer les notions de rapidité et de fluidité. En effet, la rapidité correspond à la vitesse d’un protagoniste par rapport à l’autre et, en ostéopathie, au mouvement de la matière, alors que la fluidité concerne le mouvement dans la matière.